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Patrick Süskind

Le Parfum

« Pour ses vieux jours, elle voulait s'acheter une rente et, de plus, avoir de quoi mourir chez elle, au lieu de crever à l'Hôtel-Dieu comme son mari. En elle-même, la mort de cet homme ne lui avait fait ni chaud, ni froid. Mais cette agonie publique, partagée avec des centaines d'inconnus, lui faisait horreur. Elle entendait s'offrir une mort privée, et pour ce faire, elle avait besoin de toute la marge que lui laissaient les pensions. »

 

« Les sentiments de sécurité, d'affection, de tendresse, d'amour, et toutes ces histoires qu'on prétend indispensables à un enfant, l'enfant Grenouille n'en n'avait que faire. Au contraire, il nous semble qu'il avait lui-même résolu de n'en n'avoir rien à faire dès le départ, tout simplement pour pouvoir vivre. Le cri qui avait suivi sa naissance, ce cri qu'il avait poussé sous l'étal, signalant son existence et envoyant du même coup sa mère à l'échafaud, n'avait pas été un cri instinctif réclamant pitié et amour. C'était un cri délibéré et par lequel le nouveau-né avait pris parti contre l'amour et pourtant pour la vie. Il faut dire qu'étant donné les circonstances, celle-ci n'était d'ailleurs possible que sans celui-là, et que si l'enfant avait exigé les deux, il n'aurait certainement pas tardé à périr misérablement. Il est vrai que, sur le moment, il aurait aussi bien pu choisir la seconde possibilité qui s'offrait à lui : se taire et passer de la naissance à la mort sans faire le détour par la vie, épargnant du même coup au monde et à lui-même quantité de malheurs. Mais pour s'esquiver aussi modestement, il eût fallu un minimum de gentillesse innée, et Grenouille ne possédait rien de tel, il était, dès le départ, abominable. S'il avait choisi la vie, ç'avait été par pur défi et par pure méchanceté. »

 

« Inversement, la langue courante n'aurait bientôt plus suffi pour désigner toutes les choses qu'il avait collectionnées en lui-même comme autant de notions olfactives. Bientôt, il ne se contenta plus de sentir le bois seulement, il sentit les essences de bois, érable, chêne, pin, orme, poirier, il sentit le bois vieux, jeune, moisi, pourrissant, moussu, il sentit même telle bûche, tel copeau, tel grain de sciure – et les distinguait à l'odeur mieux que d'autres gens n'eussent pu le faire à l'oeil. Il en allait de même avec d'autres choses. Que ce breuvage blanc administré chaque matin par Mme Gaillard à ses pensionnaires fût uniformément désigné comme du lait, alors que selon Grenouille il avait chaque matin une autre autre odeur et un autre goût suivant sa température, la vache dont il provenait, ce que celle-ci avait mangé, la quantité de crème qu'on y avait laissée, etc. ; que la fumée, qu'une composition olfactive comme la fumée du feu, faite de cent éléments qui à chaque seconde se recombinaient pour constituer un nouveau tout, n'eût justement d'autre nom que celui de « fumée »... ; que la terre, le paysage, l'air, qui à chaque pas et à chaque bouffée qu'on respirait s'emplissaient d'autres odeurs et étaient animés d'identités différentes, ne pussent prétendument se désigner que par ces trois vocables patauds...toutes ces grotesques disproportion entre la richesse du monde perçu par l'odorat et la pauvreté du langage amenait le garçon à douter que le langage lui-même eût un sens ; et il ne s'accommodait de son emploi que lorsque le commerce d'autrui l'exigeait absolument. »

 

« A six ans, il avait totalement exploré olfactivement le monde qui l'entourait. Il n'y avait pas un objet dans la maison de Mme Gaillard, et dans la partie nord de la rue Charonne pas un endroit, pas un être humain, pas un caillou, pas un arbre, un buisson ou une latte de palissade, pas le moindre pouce de terrain qu'il ne connût par l'odeur, ne reconnût de même et ne gardât solidement en mémoire avec ce qu'il avait d'unique. »

 

« Il était capable, par la seule imagination, de les combiner entre elles de façons nouvelles, si bien qu'il créait en lui des odeurs qui n'existaient pas du tout dans le monde réel. C'était comme s'il avait appris tout seul et possédait un gigantesque vocabulaire d'odeurs, lui permettant de construire un quasi-infinité de phrases olfactives nouvelles. »

 

« Puisqu'à cet endroit de l'histoire nous allons abandonner Mme Gaillard et que nous ne la rencontrerons plus par la suite, nous allons en quelques phrases dépeindre la fin de sa vie. Cette dame, quoiqu'elle fût intérieurement morte depuis l'enfance, eut le malheur de se faire très, très vieille. En l'an de grâce 1782, à près de soixante-dix ans, elle cessa son activité, elle acquit comme prévu une rente, elle se retira dans sa petite maison et attendit la mort. Mais la mort ne vint pas. A sa place survint quelque chose à quoi personne au monde ne pouvait s'attendre et qui ne s'était encore jamais produit dans le pays, à savoir une révolution, autrement dit une transformation formidable de toutes les données sociales, morales et transcendantales. Pour commencer, cette révolution n'eut pas d'effets sur la destinée personnelle de Mme Gaillard. Mais ensuite (elle avait à peu près quatre-vingt ans), il s'avéra tout d'un coup que son débitrentier était contraint d'émigrer, qu ses biens étaient confisqués, vendus aux enchères et rachetés par un culottier en gros. Pendant quelques temps encore, cette nouvelle péripétie parut n'avoir pas non plus d'effets fâcheux pour mme Gaillard, car le culottier continuait à lui verser ponctuellement sa rente. Mais alors vint le jour où elle ne toucha plus son argent en espèces sonnantes et trébuchantes, mais sous la forme de petits bouts de papier imprimé, et ce fut, matériellement, le commencement de sa fin.

Au bout de deux ans, la rente ne suffisait même plus à payer le bois de chauffage. Madame se vit contrainte de vendre sa maison, à un prix dérisoire, car il y avait soudain, en même temps qu'elle, des milliers d'autres gens qui se voyaient également contraints de vendre leur maison. Et là encore, elle ne reçut en contrepartie que ces stupides petits papiers, et au bout de deux ans de plus ils ne valaient à peu près plus rien eux-mêmes ; et en l'an 1797 (elle allait alors sur ses quatre-vingt-dix ans) elle avait totalement perdu tout le bien qu'elle avait péniblement amassé en près d'un siècle et elle logeait dans une minuscule chambre meublée de la rue des Coquilles. Et c'est alors seulement, avec dix ans, avec vingt ans de retard, que la mort arriva ; elle arriva sous la forme d'une affection tumorale qui prit Madame à la gorge et lui ôta d'abord l'appétit, puis la voix, si bien qu'elle ne put avoir un seul mot de protestation lorsqu'on l'embarqua pour l'Hôtel-Dieu ; on la mit dans la même salle peuplée de centaines d'incurables promis à une mort prochaine que celle où son mari était déjà était mort, on la fourra dans un lit commun avec cinq autres vieilles femmes qu'elle n'avait jamais vues, et où elles étaient couchées peau contre peau, et là on la laissa mourir en public trois semaines durant. Puis elle fut cousue dans un sac, jetée à quatre heures du matin sur une charrette avec cinquante autres cadavres et emportée, au son aigre d'une clochette, jusqu'au cimetière qu'on avait récemment ouvert à Clamart, à une lieue de l'enceinte, et où elle trouva sa dernière demeure dans une fosse commune, sous une épaisse couche de chaux vive.

C'était en l'an 1799. Dieu merci, Mme Gaillard ne soupçonnait rien du destin qui l'attendait quand, en ce jour de 1747, elle rentrait chez elle, laissant derrière elle l'enfant Grenouille et notre histoire. Sinon, il aurait pu se faire qu'elle perde sa foi en la justice et du même coup le sens qu'elle trouvait à,la vie. »

 

Les simples eaux de lavande ou de rose qu'on mêlait à l'eau des fontaines lorsqu'on donnait des fêtes dans ces jardins, mais aussi des senteurs plus complexes et plus précieuses, musc mélangé à l'huile de néroli et de tubéreuse, jonquille, jasmin, ou cannelle, qui flottaient le soir comme un lourd ruban à la suite des équipages. »

 

« il s'apprêtait déjà à tourner le dos à cet ennuyeux spectacle pour rentrer en suivant la galerie du Louvre, lorsque le vent lui apporta quelque chose : quelque chose de minuscule, d'à peine perceptible, une miette infime, un atome d'odeur et même moins encore, plutôt le pressentiment d'un parfum qu'un parfum réel, et pourtant en même temps le pressentiment infaillible de quelque chose qu'il n'avait senti. Il se recula contre le mur, ferma les yeux et dilata ses narines. Le parfum était d'une délicatesse et d'une subtilité tellement exquise qu'il ne pouvait le saisir durablement, sans cesse le parfum se dérobait à sa perception, était recouvert par les vapeurs de poudre des pétards, bloqué par les transpirations de cette masse humaine, mis en miettes et réduit à rien par mille autres odeurs de la ville. Mais soudain il était à nouveau là, ce n'était q'une bribe ténue, sensible durant une brève seconde tout au plus, magnifique avant-goût...qui aussitôt disparaissait à nouveau. Grenouille était à la torture. Pour la première fois, ce n'était pas seulement l'avidité de son caractère qui était blessé, c'était effectivement son cœur qui souffrait. Il avait l'étrange prescience que ce parfum était la clef de l'ordre régissant tous les autres parfums et qu'on ne comprenait rien aux parfums si l'on ne comprenait pas celui-là ; et lui, Grenouille, allait gâcher sa vie s'il ne parvenait pas à le posséder. Il fallait qu'il l'ait, non pour le simple plaisir de posséder, mais pour assurer la tranquillité de son cœur. »

 

« La rue fleurait les odeurs usuelles d'eau, d'excréments, de rats et d'épluchures. »

 

« et comme tous les scélérats de génie à qui un événement extérieur trace une voie droite dans le chaos de leur âme, Grenouille ne dévia plus de l'axe qu'il croyait avoir trouvé à son destin. Il comprenait maintenant clairement pourquoi il s'était cramponné à la vie avec autant d'obstination et d'acharnement : il fallait qu'il soit un créateur de parfums. »

 

« Le parfum était si divinement bon que Baldini en eut immédiatement les larmes aux yeux...Baldini ferma les yeux et vit monter en lui les souvenirs les plus sublimes. Il se vit, jeune homme, traverser le soir les jardins de Naples ; il se vit dans les bras d'une femme aux boucles noires et vit la silhouette d'un bouquet de roses sur le rebord de la fenêtre, par où soufflai une brise nocturne ; il entendit un « je t'aime » et sentit la volupté lui hérisser le poil, là, maintenant, à cet instant même ! Il ouvrit brusquement les yeux et poussa un grand soupir de plaisir. Ce parfum n'était pas comme on en connaissait jusque-là. Ce n'était pas un parfum qui vous donne une meilleure odeur, pas un sent-bon, pas un produit de toilette. C'était une chose entièrement nouvelle, capable de créer par elle-même tout un univers, un univers luxuriant et enchanté, et l'on oubliait d'un coup tout ce que le monde alentour avait de dégoûtant, et l'on se sentait si riche, si bien, si libre, si bon... »

 

« Il voulait extérioriser son monde intérieur, rien d'autre, son monde intérieur, qu'il trouvait plus merveilleux que tout ce qu'avait à lui offrir le monde extérieur. »

 

« Les hommes pouvaient fermer les yeux devant la grandeur, devant l'horreur, devant la beauté, et ils pouvaient ne pas prêter l'oreille à des mélodies ou à des paroles enjôleuses. Mais ils ne pouvaient se soustraire à l'odeur. Car l'odeur était sœur de la respiration. Elle pénétrait dans les hommes en même temps que celle-ci ; il ne pouvait se défendre d'elle, s'ils voulaient vivre. Et l'odeur pénétrait directement en eux jusqu'à leur cœur, et elle y décidait catégoriquement de l'inclination et du mépris, du dégoût et du désir, de l'amour et de la haine. Qui maîtrisait les odeurs maîtrisait le cœur des hommes. »

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