Jean-Jacques Rousseau
Emile ou de l'éducation
« Ce n'est pas sur les idées d'autrui que j'écris ; c'est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu'on me l'a reproché. Mais dépend-il de moi de me donner d'autres yeux, et de m'affecter d'autres idées ? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais. »
« Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter. C'est comme si l'on me disait : Proposez de faire ce qu'on fait ; ou du moins proposez quelque bien qui s'allie avec le mal existant. »
« Les mères, dit-on, gâtent leurs enfants. En cela sans doute elles ont tort, mais moins tort que vous peut-être qui les dépravez. La mère veut que son enfant soit heureux, qu'il le soit dès à présent. En cela elle a raison : quand elle se trompe sur les moyens, il faut l'éclairer. L'ambition, l'avarice, la tyrannie, la fausse prévoyance des pères, leur négligence, leur dure insensibilité, sont cent fois plus funestes aux enfants que l'aveugle tendresse des mères. Au reste, il faut expliquer le sens que je donne à ce nom de mère, et c'est ce qui sera fait ci-après. »
« L'éducation nous vient de la nature, ou des hommes, ou des choses. »
« Méfiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d'eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d'aimer ses voisins.L'homme naturel est tout pour lui : il est l'unité numérique, l'entier absolu, qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à son semblable. L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire qui tient son dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social. »
« Celui d'entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé ; d'où il suit que la véritable éducation consiste moins en préceptes qu'en exercices. »
« Vivre, ce n'est pas respirer, c'est agir. »
« L'homme qui a le plus vécu n'est pas celui qui a compté le plus d'années, mais celui qui a le plus senti la vie. »
« Presque tout le premier âge est maladie et danger : la moitié des enfants qui naissent périt avant la huitième année. »
« On ne se tue point pour les douleurs de la goutte : il n'y a guère que celles de l'âme qui produisent le désespoir. Nous plaignons le sort de l'enfance, et c'est le nôtre qu'il faudrait plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous. »
« Il paraît encore que l'organisation du cerveau est moins parfaite aux deux extrêmes. Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le sens des européens. Si je veux donc que mon élève puisse être habitant de la terre, je le prendrai dans une zone tempérée ; en France, par exemple, plutôt qu'ailleurs. Dans le Nord les hommes consomment beaucoup sur un sol ingrat ; dans le Midi ils consomment peu sur un sol fertile ; de là naît une nouvelle différence qui rend les uns laborieux et les autres contemplatifs. »
« Voulez-vous trouver des hommes d'un vrai courage, cherchez-les dans les lieux où il n'y a point de médecins, où l'on ignore les conséquences des maladies, et où l'on ne songe guère à la mort. Naturellement l'homme sait souffrir constamment et meurt en paix. Ce sont les médecins avec leurs ordonnances, les philosophes avec leurs préceptes, les prêtres avec leurs exhortations, qui l'avilissent de cœur et lui font désapprendre à mourir. »
« La seule partie utile de la médecine est l'hygiène ; encore l'hygiène est-elle moins une science qu'une vertu. La tempérance est-elle moins une science qu'une vertu. La tempérance et le travail sont les deux vrais médecins de l'homme : le travail aiguise son appétit, et la tempérance l'empêche d'en abuser. »
« Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu'ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. »
« L'haleine de l'homme est mortelle à ses semblables : cela n'est pas moins vrai au propre comme au figuré. Les villes sont le gouffre de l'espèce humaine. Au bout de quelques générations les races périssent ou dégénèrent ; il faut les renouveler, et c'est toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement. »
« On serait surpris des connaissances de l'homme le plus grossier, si l'on suivait son progrès depuis le moment où il est né jusqu'à celui où il est parvenu. Si l'on partageait toute la science humaine en deux parties, l'une commune à tous les hommes, l'autre particulière aux savants, celle-ci serait très petite en comparaison de l'autre. Mais nous ne songeons guère aux acquisitions générales, parce qu'elles se font sans qu'on y pense et même avant l'âge de raison. »
« Je n'ai jamais vu de paysans, ni homme, ni femme, ni enfant, avoir peur des araignées. »
« Je veux qu'on habitue l'enfant à voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin, jusqu'à ce qu'il soit accoutumé, et qu'à force de les voir manier à d'autres, il les manie enfin lui-même. »
« Le sentiment du juste et de l'injuste est inné dans le cœur de l'homme. »
« Les premiers pleurs des enfants sont des prières ; si l'on n'y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres ; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. »
« Il importe de l'accoutumer de bonne heure à ne commander ni aux hommes, car il n'est pas leur maître, ni aux choses car elles ne l'entendent point. »
« Toute méchanceté vient de faiblesse. »
« La raison nous apprend seul à connaître le bien et le mal. »
« Avant l'âge de raison, nous faisons le bien et le mal sans le connaître. »
« Quand les enfants commencent à parler, ils pleurent moins. »
« Tant que l'enfant pleure, je ne vais point à lui ; j'y cours sitôt qu'il s'est tu. »
« Il est très rare que l'enfant pleure quand il est seul, à moins qu'il n'ait l'espoir d'être entendu.
S'il tombe, s'il se fait une bosse sur la tête, s'il saigne du nez, s'il se coupe les doigts, au lieu de m'empresser autour de lui d'un air alarmé, je resterai tranquille, au moins pour un peu de temps. Le mal est fait, c'est une nécessité qu'il l'endure ; tout mon empressement ne servirait qu'à l'effrayer davantage et augmenter sa sensibilité. Au fond, c'est moins le coup que la crainte qui tourmente. »
« C'est à cet âge qu'on prend les premières leçons de courage. Souffrir est la première chose qu'il doit apprendre, et celle qu'il aura le plus grand besoin de savoir. »
« Sans courage et sans expérience, il se croira mort à la première piqûre et s'évanouira en voyant la première goutte de sang. »
« Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d'apprendre aux enfants ce qu'ils apprendraient beaucoup mieux d'eux-mêmes, et d'oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. »
« Au lieu de le laisser croupir dans l'air usé d'une chambre, qu'on le mène journellement au milieu d'un pré. Là, qu'il coure, qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent fois par jour, tant mieux : il en apprendra plus tôt à se relever. Le bien-être de la liberté rachète beaucoup de blessures. Mon élève aura souvent des contusions ; en revanche, il sera toujours gai. Si les vôtres en ont moins, ils sont toujours contrariés, toujours enchaînés, toujours tristes. Je doute que le profit soit de leur côté. »
« Des enfants qui naissent, la moitié, tout au plus, parvient à l'adolescence ; et il est probable que votre élève n'atteindra pas l'âge d'homme. »
« Aimez l'enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n'a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l'âme est toujours en paix ? »
« C'est le temps de corriger les mauvaises inclinations de l'homme ; c'est dans l'âge de l'enfance, où les peines sont le moins sensibles, qu'il faut les multiplier, pour les épargner dans l'âge de raison.
« Le plus heureux est celui qui souffre le moins de peines ; le plus misérable est celui qui sent le moins de plaisirs. »
« La félicité de l'homme ici-bas n'est donc qu'un état négatif ; on doit mesurer par la moindre quantité de maux qu'il souffre »
« C'est dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère. »
« C'est l'imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les désirs par l'espoir de les satisfaire. »
« La misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir. Le monde imaginaire est infini. »
« Tous nos maux sont imaginaires. »
« Celui dont les besoins passent par la force, c'est un être faible. L'ange rebelle qui méconnut sa nature était plus faible que l'heureux mortel qui vit en paix selon la sienne. L'homme est très fort quand il se contente d'être ce qu'il est ; il est très faible quand il veut s'élever au-dessus de l'humanité.»
« Si nous étions immortels, nous serions très misérables. »
« Nous nous inquiétons plus de notre vie à mesure qu'elle perd de son prix. Les vieillards la regrettent plus que les jeunes gens. »
« Les sauvages, ainsi que les bêtes, se débattent fort peu contre la mort, et l'endurent presque sans se plaindre. »
« Nous tenons à tout, nous nous accrochons à tout ; les temps , les lieux, les hommes, les choses, tout ce qui est, tout ce qui sera, importe à chacun de nous ; notre individu n'est plus que la moindre partie de nous-mêmes. Chacun s'étend, pour ainsi dire, sur la terre entière, et devient sensible sur toute cette grande surface. Est-il étonnant que nos maux se multiplient dans tous les points par où l'on peut nous blesser ? Que de princes se désolent pour la perte d'un pays qu'ils n'ont jamais vu ! Que de marchands il suffit de toucher aux Indes, pour les faire crier à Paris ! »
« Je vois de petits polissons jouer sur la neige, violets, transis, et pouvant à peine remuer les doigts. Il ne tient qu'à eux de s'aller chauffer, ils n'en font rien ; si on les y forçait, ils sentiraient cent fois plus les rigueurs de la contrainte, qu'ils ne sentent celles du froid. »
« L'homme qui ne connaîtrait pas la douleur, ne connaîtrait ni l'attendrissement de l'humanité, ni la douceur de la commisération ; son cœur ne serait ému de rien, il ne serait pas sociable, il serait un monstre parmi ses semblables. »
« Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? C'est de l'accoutumer à tout obtenir ; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l'impuissance vous forcera malgré vous d'en venir au refus ; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu'il désire. D'abord il voudra la canne que vous tenez ; bientôt il voudra votre montre ; ensuite il voudra l'oiseau qui vole ; il voudra l'étoile qu'il voit briller ; il voudra tout ce qu'il verra : à moins d'être Dieu, comment le contenterez-vous ? »
« Votre enfant ne doit rien obtenir parce qu'il le demande, mais parce qu'il en a besoin. »
« Que tous vos refus soient irrévocables ; que le non prononcé soit un mur d'airain. »
« C'est ainsi que vous le rendrez patient, égal, résigné, paisible, même quand il n'aura pas ce qu'il a voulu ; car il est dans la nature de l'homme d'endurer patiemment la nécessité des choses, mais non la mauvaise volonté d'autrui. La pire éducation est de laisser flottant entre ses volontés et les vôtres et de disputer sans cesse entre vous et lui à qui des deux sera le maître. »
«Souvenez-vous qu'en toute chose vos leçons doivent être plus en actions qu'en discours; car les enfants oublient aisément ce qu'ils ont dit et ce qu'on leur a dit, mais non pas ce qu'ils ont fait et ce que qu'on leur a fait. »
« Il brise les meubles dont il se sert ; ne vous hatez point de lui en donner d'autres : laissez-lui sentir le préjudice de la privation. Il casse les fenêtres de sa chambre ; laissez le vent souffler sur lui nuit et jour sans vous soucier des rhumes ; car il vaut mieux qu'il soit enrhumé que fou. »
« L'enfance est le sommeil de la raison. »
« Avant l'âge de raison l'enfant ne reçoit pas des idées mais des images. »
« Vous l'abrutiriez, il est vrai, par cette méthode, si vous alliez toujours le dirigeant, toujours lui disant : Va, viens, reste, fais ceci, ne fais pas cela. Si votre tête conduit toujours ses bras, la sienne lui devient inutile. »
« Comme tout ce qui entre dans l'entendement humain vient par les sens, la première raison de l'homme est une raison sensitive ; c'est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n'est pas nous apprendre à raisonner, c'est nous apprendre à nous servir de la raison d'autrui ; c'est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir. »
« En général, la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations agréables ; la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes. »
« Il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes. »