Frans de Waal
Le Singe en nous
« Les grands singes nous ressemblent tant qu'on les qualifie d'anthropoïdes, du grec signifiant qui ressemble à l'homme. Avoir deux proches parents formant des sociétés si différentes est extraordinairement instructif. Le chimpanzé, avide de pouvoir et brutal, contraste avec le bonobo, pacifique et érotique – Dr Jekyll et Mr Hyde, en somme. Notre nature est la turbulente alliance des deux. Elle met douloureusement en évidence notre face cachée : quelque cent soixante millions d'individus, au cours du seul XXème siècle, ont perdu la vie du fait de guerres, de génocides et de répression politique – le tout dû à notre propension à la férocité. »
« Parmi les grands singes, nos plus proches parents sont les chimpanzés et les bonobos, aucune de ces deux espèces, par ailleurs, ne se rapprochant plus de nous que l'autre. »
« Les bonobos ignorent toute ligne de partage entre la sexualité et l'affection. »
« Nous savions maintenant que les chimpanzés chassaient pour tuer et vivaient dans des communautés qui se faisaient la guerre. Dans un livre plus tardif, Jane Goodall raconte comment elle annonça la chose à une phalange d'universitaires, parmi lesquels certains tablaient sur l'éducation et de meilleures émissions télévisées pour supprimer l'agressivité humaine. Son message, à savoir que nous n'étions pas les seuls primates agressifs, passa mal : des collègues en état de choc la supplièrent de minimiser les preuves, voire de ne pas les publier. »
« L'infanticide représente la principale cause de mortalité, dans les zoos comme dans la nature. »
« On croit souvent que la survie du plus apte signifie l'élimination des autres. Mais on peut aussi remporter la course de l'évolution grâce à un système immunitaire supérieur, ou en se montrant plus doué pour se procurer de la nourriture. Une espèce en remplace rarement une autre par l'affrontement direct. »
« Il n'est pas inhabituel chez les singes de veiller un compagnon blessé, de ralentir si un autre ne peut pas tenir le rythme, de soigner mutuellement leurs blessures ou de cueillir un fruit dans un arbre pour un aîné devenu incapable de grimper. Un rapport de terrain fait état d'un chimpanzé mâle adulte qui avait adopté un orphelin, portant le nourrisson malade pendant les déplacements, le protégeant du danger et lui sauvant la vie, alors qu'ils n'avaient aucune parenté présumée. »
« En plaçant des gens dans des scanners et en leur demandant de résoudre des dilemmes moraux, des spécialistes ont découvert que ces derniers activaient d'anciens centres émotionnels profondément enfouis dans le cerveau. Au lieu d'être un phénomène superficiel de notre néocortex plus développé, la prise de décision morale puise apparemment à une source vieille de deux millions d'années d'évolution sociale. »
« Ce n'est parce que le processus d'élimination est cruel et sans pitié que la sélection naturelle doit produire des créatures cruelles et sans pitié. »
« Les spécialistes des neurosciences ont découvert les effets étonnants de l'ocytocine, une hormone courante chez les mammifères. L'ocytocine stimule les contractions utérines (on l'administre régulièrement aux femmes pendant l'accouchement) et la lactation, mais on sait moins qu'elle réduit aussi l'agressivité. Si on injecte cette hormone à un rat, celui-ci sera infiniment moins enclin à attaquer les petits. Plus intéressant encore, la synthèse de cette hormone dans le cerveau des mâles connaît un pic après l'activité sexuelle. En d'autres termes, les rapports produisent une hormone du plaisir qui, en retour, instille une attitude pacifique. Sur le plan biologique, ce phénomène pourrait expliquer pourquoi les sociétés humaines dans lesquelles les manifestations physiques d'affections sont courantes, et la tolérance sexuelle élevée, sont en général moins violentes que les autres. »
« Nous aurions couru au désastre si nous avions conservé l'organisation sociale des chimpanzé ou des bonobos. Cela pour la bonne raison que les mâles à partenaires multiples répugnent à s'engager. S'ils ne peuvent espérer privilégier leur progéniture, rien ne les incite à s'investir dans les soins parentaux. Pour amener les mâles à jouer le jeu, il fallait que le société change.
L'organisation sociale humaine se caractérise par la combinaison : 1. de liens entre les hommes, 2. de liens entre les femmes, 3. de familles nucléaires. Nous avons en commun les premiers avec les chimpanzés, les deuxièmes avec les bonobos, les troisièmes sont notre apanage. Ce n'est pas par hasard que les individus tombent amoureux, sont jaloux de leurs prérogatives sexuelles, éprouvent de la honte, souhaitent de l'intimité, recherchent des figurent paternelles en plus des figures maternelles et attachent du prix aux associations stables. La relation intime homme-femme qui entre ainsi en ligne de compte, ce qu les biologistes ont appelé le pair-bond, la relation de couple, est inscrite dans notre substance même. Je suis convaincu que c'est là que réside notre différence essentielle avec les singes. »
« Les anthropologues nous ont amplement prouvé que les hommes puissants dominent plus de femmes et ont une progéniture plus nombreuse. Nous en avons un exemple sidérant avec une enquête génétique effectuée récemment dans des pays d'Asie centrale. L'enquête portait sur le chromosome Y, qui n'existe que chez les hommes. Pas moins de 8% d'Asiatiques de sexe masculin possèdent des chromosomes Y quasiment identiques, ce qui indique qu'ils descendent tous d'un ancêtre unique. Ce mâle eut tant d'enfants qu'il compte aujourd'hui quelques seize millions de descendants mâles. Ayant déterminé que ce grand inséminateur vivait il y a environ mille ans. Les scientifiques ont porté leur choix sur Gengis khan comme candidat le plus vraisemblable. »
« La sélection naturelle élimine ceux qui choisissent la solution de facilité ou refusent le risque. »
« Chez les mâles, l'obsession du sexe est peut-être universelle, mais pour le reste nous différons spectaculairement de nos proches parents. Nous avons retiré la sexualité de la sphère publique pour la confiner dans nos huttes et nos chambres à coucher et ne la pratiquer qu'au sein de la famille. Non que nous observions ces restrictions à la lettre, loin s'en faut, mais elle représentent un idéal humain universel. Les sociétés que nous construisons et auxquelles nous tenons sont incompatibles avec le style de vie d'un bonobo ou d'un chimpanzé. Elles sont programmées pour ce que les biologistes appellent « la reproduction coopératrice » : de multiples individus travaillant ensemble à des tâches qui profitent à tous. Les femmes surveillent souvent les petits en communs, tandis que les hommes accomplissent des entreprises collectives, comme la chasse et la défense du groupe. La communauté exécute ainsi avec succès plus que chaque individu ne pourrait jamais espérer accomplir seul, par exemple amener un troupeau de bisons à se précipiter dans le vide ou sortir de lourds filets de l'eau. Ce type de coopération dépend de la possibilité donnée à tous les mâles de se reproduire. Chacun doit avoir un intérêt commun, c'est à dire une famille à qui ramener le butin. Cela signifie aussi que les hommes doivent se faire mutuellement confiance. Ces activités les tiennent souvent éloignés pendant des jours ou des semaines de leurs compagnes. C'est seulement s'il existe des garanties que personne ne sera cocufié qu'ils accepteront de partir ensemble sur le sentier de la guerre ou en expédition de chasse.
La coopération entre des rivaux sexuels fut acquise par un coup de maître : la création de la famille nucléaire. Ce mécanisme donna à presque tous les mâles une chance de se reproduire, donc une incitation à contribuer au bien commun. Nous devons donc voir la formation du couple humain comme la clé de l'incroyable niveau de coopération qui caractérise notre espèce. La famille, associée aux mœurs sociales qui l'entourent, nous a permis de porter l'attachement des mâles à un nouveau degré, inconnu chez les autres primates. Elle nous a préparés aux entreprises à grande échelle, effectuées en collaboration, grâce auxquelles nous avons conquis le monde, de la pose de rails de chemins de fer d'une rive à l'autre d'un continent à la formation d'armées, de gouvernements et de sociétés internationales. Quand bien même nous les dissocions dans la vie quotidienne, la sphère sociale et le domaine sexuel restent étroitement mêlés dans l'évolution de notre espèce. »
« Les chimpanzés sont, de toute évidence, xénophobes. »
Chez les chimpanzés, le « nous contre eux » est une distinction socialement construite, en vertu de laquelle même des individus bien connus peuvent devenir des ennemis s'ils fréquentent la « mauvaise » bande ou vivent dans le « mauvais » secteur. »
« Aussi longtemps qu'ils ont le sens d'un objectif commun, les individus refoulent les perceptions négatives. Celui-ci vient-il à disparaître, les tensions affleurent aussitôt. »
« Les singes dorés se réconcilient en se prenant la main, les chimpanzés avec un baiser sur la bouche, les bonobos par le sexe, et les macaques tonkinois en s'étreignant et en se léchant les lèvres. Chaque espèce se conforme à son propre protocole de réconciliation. Prenez un comportement dont j'ai été régulièrement témoin chez de grands singes qui faisaient la paix, mais jamais chez les petits singes : après avoir attaqué et mordu un individu, l'agresseur, mâle ou femelle, revient examiner la blessure infligée. Il sait exactement où regarder. Si la morsure visait le pied gauche, il saisira sans hésitation le pied gauche de la victime – pas le pied droit ni un bras-, le lèvera et l'étudiera, puis entreprendra de nettoyer la blessure. Ce qui indique une compréhension du lien de cause à effet : « Si je t'ai mordu, tu as forcément une plaie à cet endroit-là. » Le singe se place dès lors dans une autre perspective que la sienne, comprenant les conséquences de son comportement sur autrui. Nous pouvons même supposer qu'il regrette son acte, exactement comme cela nous arrive souvent. Le naturaliste allemand Bernhard Grzimek en a fait l'expérience, après avoir réchappé de justesse à l'attaque brutale d'un chimpanzé mâle. Une fois sa rage retombée, le singe parut extrêmement inquiet du sort de Grzimek. Il s'approcha du professeur et tenta de suturer les plaies les plus profondes en pressant les lèvres avec ses doigts. L'héroïque professeur le laissa faire.
Définir la réconciliation (le rétablissement de l'amitié entre adversaires peu après une brouille) est un acte simple en soi, mais les émotions qui entrent en jeu sont plus difficiles à déterminer avec précision. Disons pour le moins, et c'est déjà un bel exploit, que les adversaires surmontent leurs émotions négatives, comme l'agressivité et la peur, afin d'engager une interaction positive, par exemple un baiser. La rancune est mise en sourdine ou oubliée. Nous faisons l'expérience de ce passage de l'hostilité à la normalisation quand nous « pardonnons ». Bien qu'on nous vante parfois le pardon comme uniquement humain, voire seulement chrétien, celui-ci est peut-être une tendance naturelle chez des animaux dotés de sens de la coopération. »
« Il est impossible de rencontrer une conduite purement innée. Comme les humains, les autres primates se développent lentement ; ils sont influencés des années durant par l'environnement dans lequel ils grandissent, notamment par leur tissu social...C'est pourquoi les primatologues parlent de plus en plus de variabilité « culturelle », celle-ci portant essentiellement sur l'utilisation d'outils et sur les habitudes alimentaires, à l'image de ces chimpanzés qui écrasent des noix avec des pierres ou de ces petits singes japonais qui lavent des pommes de terre dans l'océan. »
« les femelles chimpanzés se querellent beaucoup moins que les mâles, probablement parce qu'elles ne ménagent aucun effort pour éviter les affrontements. Mais en cas d'altercation, les femelles se réconcilient rarement. Au zoo d'Arnhem, les mâles faisaient la paix presque une fois sur deux, les femelles une fois sur cinq. La même différence a été constaté sur le terrain. »
« La tendance à la réconciliation représente un calcul politique qui varie suivant l'espèce, le sexe et la société. Paradoxalement, le niveau d'agressivité en dit peu sur l'aptitude à la paix : le sexe le plus agressif peut être le plus habile à la rétablir, et le plus pacifique se montrer le plus incompétent. »
« La principale raison qui incite à faire la paix n'est pas la paix en soi, mais le partage d'un même objectif. Cela apparaît clairement après un traumatisme commun. Par exemple, après l'attaque du World Trade Center à New York, on enregistra une chute des tensions raciales dans la ville. »
« La dépendance mutuelle engendre l'harmonie. Il fut un temps où les biologistes s'intéressaient aux seules notions de victoire et de défaite : vaincre était bien, perdre était mal. Toutes les populations avaient leurs « faucons » et leurs « colombes », et ces dernières s'ingéniaient à rester en vie. Cependant, savoir qui gagne et qui perd ne représente que la moitié de l'histoire, et c'est là le problème. Si la vie d'un individu dépend de son aptitude à collaborer, ce qui est le cas pour une infinité d'animaux, les fauteurs de trouble risquent de perdre beaucoup plus que le conflit en cause. Il est parfois impossible de remporter un combat sans perdre un ami. Pour réussir, les animaux sociaux doivent être à la fois de faucons et des colombes. De nouvelles théories mettent l'accent sur la réconciliation, le compromis et le besoin d'entretenir de bonnes relations. En d'autres termes, on ne se rabiboche pas par simple gentillesse, mais pour préserver la coopération.
Dans une étude, on apprenait aux singes à travailler ensemble. Ils pouvaient se nourrir à un distributeur de pop corn à condition d'y arriver à deux. Seuls, ils n'avaient droit à rien. La leçon fut vite comprise. Après cet apprentissage, on provoqua des querelles pour voir combien de temps il fallait à ces singes pour se réconcilier. Les paires qui avaient appris à dépendre l'une de l'autre montrèrent des taux de réconciliation plusieurs fois supérieurs à ceux des autres. Les singes mutuellement dépendants avaient clairement compris l'avantage qu'ils avaient à rester en bons termes. »
« La victoire a une centaine de pères, mais la défaite est orpheline, selon le dicton. Assumer la responsabilité de ce qui a mal tourné n'est pas notre fort.
Toutes les sociétés ont leurs boucs émissaires, mais c'est chez des groupes nouvellement formés de macaques que j'ai vu ce système porté à son point le plus extrême. Ces singes se caractérisent par de strictes hiérarchies, et alors que les membres supérieurs s'occupaient de définir leurs rangs respectifs, processus qui dégénère souvent, rien ne leur étant plus facile que de faire corps contre un malheureux sans-grade. Une femelle, Black, se voyait si souvent prise à partie que nous appelions l'endroit où elle se réfugiait « le coin de Black ». Elle s'y tapissait pendant que le reste du groupe se rassemblait autour d'elle, se bornant pour l'essentiel à grogner et à la menacer, mais parfois aussi la mordant en lui arrachant des poignées de poils.
Mon expérience des primates m'a appris qu'il est inutile de céder à la tentation d'isoler le bouc émissaire : le lendemain, un autre l'aura remplacé. Il existe un besoin manifeste de déverser les tensions dans un réceptacle. Pourtant quand Black donna naissance à son premier rejeton, tout changea, car le mâle alpha protégea le nouveau-né. Le reste du groupe étendit son animosité à la famille, adressant menaces et grognements à ce petit bébé singe aussi ; mais vu sa protection en haut lieu, il n'avait rien à craindre et paraissait surtout intrigué par toute cette agitation. Black apprit vite à garder son fils à proximité, sûre que, en cas d'ennuis, personne ne la toucherait elle non plus.
La méthode du bouc émissaire est une épée à double tranchant, d'où son efficacité. D'abord, elle relâche les tensions chez les dominants. S'en prendre à un spectateur innocent et inoffensif comporte manifestement moins de risques que de s'attaquer mutuellement. Ensuite, elle rallie les éléments de haut rang autour d'une cause commune. Tout en menaçant le bouc émissaire, ils créent des liens entre eux, parfois en se mettant et en se donnant l'accolade, et manifestent ainsi leur union. »
« Nous avons le talent inné, et trop peu reconnu, de gérer le surpeuplement, mais celui-ci, allié à la pénurie de ressources, définit un autre scénario, qui risque fort de conduire aux maux et à la misère prédits par Malthus.
Malthus avait néanmoins une vision politique d'un incroyable cynisme. D'après lui, toute assistance aux pauvres contrarie au processus d'extinction naturelle de ces individus. S'il était un droit que l'homme ne détenait pas, écrivait-il, c'était celui à une substance qu'il ne pouvait acquérir par ses propres moyens. Malthus inspira le darwinisme social, une théorie dénuée de compassion. Aux termes de celle-ci, l'intérêt personnel constitue la force vive d'une société, et se traduit par le progrès des forts aux dépens des faibles. Cette justification de l'existence de ressources disproportionnées aux mains de rares privilégiés s'exporta avec succès dans le Nouveau Monde, où elle amena John Rockefeller à qualifier l'expansion d'une entreprise de « simple résultat d'une loi de la nature et de la loi divine. »
Etant donné l'exploitation excessive et abusive de la théorie de l'évolution, on ne s'étonnera guère que le darwinisme et la sélection naturelle soient aujourd'hui synonymes de concurrence effrénée. Or Darwin lui-même était tout sauf un darwiniste social. Il croyait au contraire que la bonté avait sa place dans la nature humaine et dans le monde naturel. »
« L'empathie est la faculté d'être affecté par l'état d'un autre individu. »
L'imitation et l'empathie n'exigent ni le langage ni la perception consciente, et nous ne devrions pas nous étonner que des formes simples d'interaction avec les autres existent chez toutes sortes d'animaux, même le rat si calomnié. Dès 1959, un article publié sous un titre provocant - « Les réactions des rats à la souffrance d'autrui »- montrait que ces rongeurs cessent d'appuyer sur un levier commandant la distribution de nourriture si cette action envoie une décharge électrique au rat voisin. Pourquoi ne continuaient-ils pas à se nourrir, sans tenir compte de l'autre animal qui trépignait de douleur sur une grille électrifiée ? Dans des expériences classiques (que je n'ai pas souhaité reproduire pour des raisons éthiques), des petits singes faisaient preuve d'une inhibition encore plus marquée. L'un deux cessa de réagir pendant cinq jours, et un autre pendant douze jours, après avoir vu un compagnon recevoir une décharge chaque fois qu'ils tiraient une poignée pour obtenir eux-mêmes de la nourriture. Ces singes se laissaient littéralement mourir de faim pour éviter d'en faire souffrir d'autres. »
« La contagion affective est localisée dans des parties du cerveau si anciennes que nous les partageons avec des animaux aussi différents que les rats, les chiens, les éléphants et les singes. »
« Les primates ont besoin de prendre plaisir à une tâche pour l'exécuter avec succès. »
« L'empathie est largement répandue chez les animaux. Elle va du mimétisme corporel -bâiller quand l'autre baille- à la contagion affective, à travers laquelle l'individu fait écho à la peur ou à la joie qu'il perçoit chez autrui. Au plus haut niveau, nous trouvons la compassion et l'aide ciblée. »
« L'empathie se révèle intensément interpersonnelle. Elle est activée par la présence, le comportement et la voix d'autrui, non par une évaluation objective. »
« Ma décision de vous venir en aide ou de m'en abstenir est foncièrement morale. Tout ce qui ne se rapporte pas à ses deux composantes, bien que présenté comme une question morale, déborde de son champ. Il s'agira presque à coup sûr d'une simple convention. Par exemple, un de mes premiers chocs culturels quand je m'installai aux Etats-Unis fut d'apprendre qu'on avait interpellé une femme pour avoir allaité son bébé dans un centre commercial. Qu'on pût y voir une atteinte aux mœurs me laissait perplexe. »
« Nous plaçâmes deux singes côte à côte, pratiquant vingt-cinq échanges d'affilée avec chacun d'entre eux tour à tour. Si les deux recevaient du concombre, nous parlions d'équité. Là, les singes se prêtèrent chaque fois à l'échange, ravis d'obtenir du concombre. Mais si nous donnions des grains de raisin à l'un tout en maintenant l'autre à son régime de cucurbitacées, ils se trouvaient confrontés à une situation inattendue. Nous parlions alors d'injustice. Les préférences alimentaires de nos singes correspondant très exactement au prix de l'épicier du coin, les grains de raisin figuraient parmi les récompenses les plus prisées. En remarquant que leur partenaire avait bénéficié d'une augmentation de salaire, des singes, qui avaient accepté volontiers de travailler pour du concombre, déclarèrent la grève sur le tas. Non seulement ils effectuaient leur tâche de mauvaise grâce, mais ils s'énervaient, envoyant voler jetons, et parfois même rondelles de concombre, à travers la pièce. Une nourriture qu'ils n'auraient jamais refusée en temps normal paraissait désormais rien moins que désirable : elle était répugnante !
C'était de toute évidence une réaction forte, l'équivalent de ce que l'on appelle un peu pompeusement, chez les individus, l' « aversion de l'injustice ». De l'aveu général, nos singes en montraient une forme égocentrique. Au lieu de se rallier au noble principe de la « justice pour tous », ils craignaient de se faire rouler. Si l'équité générale avait été leur unique souci, les singes avantagés auraient partagé le grain de raisin occasionnel avec les autres, ou l'auraient alors carrément refusé, ce qu'ils ne firent pas une seule fois. Les heureux bénéficiaires ajoutèrent même parfois à leur repas les rondelles de concombre abandonnées par le voisin. Ils étaient d'humeur joyeuse, contrairement à leurs malheureux associés qui partaient bouder dans leur coin après le test. »
Bien que les tribunaux humains les exècrent, on ne peut nier le rôle des émotions brutes dans nos organisations judiciaires. Dans son ouvrage Wild Justice, Susan Jacoby explique que la justice repose sur la transformation de la vengeance. Lorsqu'ils demandent que justice soit faite, les parents de la victime d'un meurtre ou les survivants d'une guerre répondent à un besoin de réparation, même s'ils présentent leur dossier sous un angle plus abstrait. Le raffinement d'une civilisation se mesure à la distance mise entre ceux qui souffrent et la satisfaction de leur besoin de vindicte, estime Susan Jacoby, notant qu'il existe « une tension persistante entre la vengeance non contenue comme agent de destruction, et la vengeance maîtrisée en tant que composante inévitable de la justice. »
« La néoténie humaine est attestée par notre peau nue, et en particulier par notre crâne bombé et notre visage aplati. Les adultes humains ressemblent à de très jeunes singes. La plus belle réalisation de la création marque-t-elle une halte dans son développement ? Il ne fait aucun doute que notre réussite en tant qu'espèce tient au fait que nous avons prolongé l'inventivité et la curiosité des jeunes mammifères jusque dans l'âge adulte. On nous a qualifiés d' Homo ludens : le singe joueur. Nous jouons jusqu'à la mort, nous dansons et chantons, et nous augmentons nos connaissances en lisant des livres autres que de la fiction ou en nous inscrivant à l'université du troisième âge. »
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« Le contraste entre les chimpanzés et les bonobos me rappelle la distinction qu'effectuent les psychologues entre les personnalités HE et HA. La personnalité HE, Hierarchy-Enhancing (valorisant la hiérarchie) croit à l'ordre public et aux mesures rigoureuses pour garder chacun à sa place. En revanche, la personnalité HA, Hierarchy-Attenuating ( atténuant la hiérarchie) cherche à niveler le terrain de jeux. Il ne s'agit pas de savoir quelle tendance doit être privilégiée, car c'est seulement ensemble qu'elles créent la communauté humaine telle que nous la connaissons. Nos sociétés oscillent entre ces deux attitudes, avec des institutions plus HE, comme le système de justice pénale, ou plus HA, comme les mouvements pour les droits civiques et les organisations caritatives. »



