Annick le Guérer
Les pouvoirs de l'odeur
« Dans les années soixante, la découverte des phéromones (du grec Pherein, porter, et Hormon, exciter) a permis de mieux comprendre l'importance de l'odeur dans les communications et les comportements des animaux. Substances secrétées à l'extérieur du corps, elles n'agissent pas sur le porteur lui-même mais sur ses congénères et déterminent des conduites sexuelles, parentales et sociales. »
« L'organe voméronasal est le second détecteur logé dans les cavités nasales. Localisé à proximité des narines, il est constitué par une paire de sacs longs et étroits . De par son origine embryologique et son architecture générale, il ressemble beaucoup à l'organe olfactif mais les propriétés physiologiques de ses cellules réceptrices sont différentes...Sa position avancée permet au mammifère d'échantillonner, par contact direct, les substrats biologiques émis par ses congénères. Ces substrats, comme l'urine ou les sécrétions de glandes spécialisées, contiennent potentiellement une information très riche sur l'état physiologique de l'animal émetteur. C'est, semble-t-il, dans la capacité qu'il procure à l'animal d'avoir accès à l'ensemble des stimulus volatils et non volatils que l'organe voméronasal joue un rôle essentiel.
Le fait que, grâce à lui, l'animal puisse avoir accès à des molécules non volatiles est tout à fait important. Chez la souris, par exemple, la présence du mâle précipite, par une accélération de la synthèse des hormones sexuelles, la puberté des jeunes femelles. Cet effet, reconnu comme étant lié au seul organe voméronasal puisqu'il disparaît si l'organe est lésé, est dû à une molécule identifiée comme étant un fragment de protéine et sécrétée en grande quantité dans l'urine du mâle.»
« Alors que l'information olfactive aboutit rapidement aux zones corticales assurant ainsi la perception, l'information voméronasale reste au niveau sous-cortical, excluant en cela, semble-t-il, la perception. »
« En 1886, le médecin Auguste Galopin, reprenant les thèses du biologiste Gustav Jaeger selon lesquelles l'odeur participe à la sexualité, écrit : l'union la plus pure qui puisse être contractée entre un homme et une femme est celle engendrée par l'olfaction et sanctionnée par l'assimilation ordinaire dans le cerveau de molécules animées produites par la sécrétion et l'évaporation de deux corps en contact et en sympathie. »
« S'il est, aujourd'hui, scientifiquement établi que les odeurs corporelles agissent sur la sexualité, il n'en est pas moins évident que toutes ne constituent pas un stimulus sexuel. Certaines pourront avoir un effet incitatif, d'autres un effet dissuasif. »
La défiance vis-à-vis des parfums trouve un appui dans les écrits de saint Paul. Tout ce qui flatte le corps élève un obstacle entre l'homme et Dieu. »
« Dans sa hiérarchie sensorielle qui tient à la fois de conceptions empiristes et rationalistes, l'odorat a une position ambiguë chez Kant. C'est en même temps le plus ingrat et le plus indispensable. Proche parent du goût, il constitue comme lui un sens du contact. Tous deux s'exercent, non de façon mécanique et superficielle comme le toucher, l'ouïe ou la vue, mais de manière chimique et interne. Agissant sans aucune médiation extérieure au sujet et donc plus subjectifs qu'objectifs, l'odorat et le goût sont davantage au service de la jouissance que du savoir et informent peu sur les qualités des objets extérieurs.
Participant faiblement à la connaissance par expérience, l'olfaction s'oppose à la liberté et à la sociabilité, ce qui ajoute encore à son indignité. L'odeur qui pénètre dans les poumons établit en effet un contact encore plus intime que celui qui s'effectue entre la saveur et les cavités réceptrices de la bouche et du gosier. De plus, contrairement à l'absorption orale, délibérée, la perception olfactive se fait, la plupart du temps, de façon involontaire. Le sans-gêne de l'odorat est d'autant plus fâcheux que les objets de dégoût qu'il peut procurer (surtout dans les endroits populeux) sont plus nombreux que les objets de plaisir. »
« Schopenhauer fait de l'odorat le sens de la mémoire : parce qu'il nous rappelle plus immédiatement qu'aucun autre l'impression spécifique d'une circonstance ou d'un milieu, si éloignée qu'elle soit dans le temps. »
« La supériorité des sensations olfactives sur les autres impressions tiendrait à ce que, mieux préservées contre la décomposition de l'analyse intellectuelle, elles agissent à la manière de signes propres à chacun. Elles font resurgir ainsi miraculeusement le passé de toute sa fraîcheur et permettent de retrouver des souvenirs que l'on ne savait plus posséder. Cette extraordinaire capacité des odeurs à constituer des symboles par excellence serait liée aux rapports particuliers qu'elles entretiennent avec la mémoire et à leur absence du champ sémantique. Privé d'un vocabulaire spécifique, l'odorat en est réduit à emprunter son langage aux autres registres sensoriels. »
« Freud, Les Premiers psychanalystes : le refoulement organique de l'odorat est un facteur de civilisation. »
« Hubertus Tellenbach, Goût et Atmosphère : l'odeur agit sur nous sans limites, autrement dit : nous plongeons dans elle. »
« Incorporées dans la structure nerveuse héritée de nos ancêtres animaux, précise Havelock dans La Sélection sexuelle chez l'homme, les odeurs et les parfums sont toujours prêts à entrer en jeu et apparaissent de temps en temps chez des individus anormaux ou exceptionnels. Neurasthéniques, invertis, poètes, écrivains, tous gens sensibles et relativement mal équilibrés, sont également très réceptifs à l'attrait sexuel exercé par les odeurs. Les climats chauds où toutes les émanations sont intensifiées favorisent aussi, même chez les personnes normales, une plus grande réceptivité olfactive. Mais, constate Ellis, pour la population civilisée ordinaire de l'Europe, les exhalaisons, tout en continuant à jouer un rôle considérable dans la vie quotidienne, ont sur la sexualité une influence minime. Entre le type olfactif, qui se laisse guider dans ses relations par ses sympathies et antipathies olfactives, et les personnes parfaitement indifférentes aux effluves corporels, existe une troisième catégorie qui représente la bonne mesure : celle des hommes et des femmes raffinés et cultivés chez qui l'odorat ne vient que renforcer un émoi déjà existant. »